Allongée sur mon lit, la tête appuyée sur mes deux bras se croisant dessous, je tentais vainement d'occuper mon esprit, commençant doucement mais surement à ressentir ce sentiment désagréable d'ennui que je ne connaissais que trop bien depuis que j'étais arrivée dans cette hôtel. Si celui-ci ne manquait pas de population, les différentes personnes qui y habitaient avaient pour habitude de se morfondre, vision des choses totalement aux antipodes de ce que je pouvais penser, moi, de notre statut de fantômes. Certes, la mort n'était pas ce qui aurait pu nous arriver de plus joyeux -mais devions nous pour autant en pleurer ? A mes yeux, elle représentait bien plus le commencement d'une nouvelle existence plutôt qu'une véritable fin. Une seconde vie limitée certes, mais au moins n'avions nous pas tout simplement disparu comme si nous n'avions jamais existé sur cette terre. C'était une nouvelle chance pour moi d'exister, loin de l'emprise de mes parents, d'évoluer dans mon propre univers sans me soucier des conséquences de mes actes; et le moins que l'on puisse dire, c'est que je n'avais pas manqué d'en profiter jusque là. Accompagnée de mes quelques complices, j'aimais animer notre lieu de vie commun en taquinant ses résidents sans jamais mâcher mes mots- après tout, seule la vérité blessait, et celle-ci était conservée bien au chaud entre les quatre murs du bâtiment, qui avait du en voir se dérouler, des histoires croustillantes. Que n'aurais-je pas donné pour en avoir l'occasion ! Malheureusement, les ragots n'étaient pas nombreux dans ce trou à rat dans lequel malgré tous les efforts fournis, nous ne croisions au final, qu'uniquement les mêmes personnes. Si cela facilitait en un sens la création de liens forts entre les esprits qui l'habitaient, je ne pouvais personnellement pas m'empêcher de me lasser de cette routine quotidienne, que je ressentais un peu plus chaque jour sans pouvoir rien y modifier.
Alors, je tentais de m'amuser du mieux que je le pouvais, redoublant d'ingéniosité afin de troubler les rituels barbants ponctuant nos vies; même si à la longue, force était de constater que cela ne faisait que retarder ce moment fatidique d'ennui profond qui nous tombait dessus comme une pluie d'astéroïdes. C'est cette impression de langueur atroce que je souhaitais à tout prix d'éviter alors même que je tournais en rond dans la chambre qui m'était réservée, à l'affut de la moindre agitation dans les couloirs afin d'égayer cette fin de journée sous le signe de l'ennui. Mais comme de coutume, ceux-ci restèrent silencieux, uniquement troublés par les portes refermées brusquement, donnant lieu à des claquements brefs contre les murs porteurs du bâtiment nous abritant. En quelques mots, rien de suffisamment intéressant pour que je daigne déplacer mon royal postérieur actuellement confortablement installé.
Ce ne fut qu'après trente bonne minutes à réfléchir sur mon programme de ce début de soirée que je décidais finalement de partir en balade avant de devoir monter sur scène. J'avais deux bonnes heures à tuer -sans mauvais jeu de mot-, je n'allais certainement pas les gâcher à rester immobile dans mon lit à ressasser le passé. Non, j'allais trouver quelque chose à faire, quitte à aller déranger Hilly pour l'entrainer à mes côtés à mettre un peu d'ambiance dans cet environnement morbide. Avant, j'avais bien Charlie pour me divertir, mais même la personne la plus loufoque que j'avais eu l'opportunité de rencontrer dans cet hôtel semblait avoir calmé ses excentricités -alors dans ce cas là, il fallait bien former de nouvelles recrues, je ne pouvais décemment pas laisser cet endroit se transformer en club pour le troisième âge. On se faisait déjà assez chier comme ça pour que je laisse empirer la situation : nous étions peut-être morts, mais pas encore impotents. C'est donc fière de cette nouvelle résolution que j'avais enfilé un long tee-shirt emprunté mais jamais rendu à un coup d'un soir quelconque afin d'arpenter les couloirs jusqu'à trouver ma petite protégée, tout en fredonnant joyeusement l'une de mes chansons favorites, bien plus par automatisme que véritable volonté. S'il y avait bien une résidente que l'on ne pouvait pas faire taire dans cet hôtel, c'était bien moi : tantôt pipelette invétérée, tantôt chanteuse amateur, il n'y avait pas un seul moment durant lequel je laissais ma voix se reposer -excepté peut-être les rares heures de repos que je m'accordais à moi et mes voisins, pour qui je ne devais représenter qu'une radio ambulante -une radio en diffusion permanente qui plus est. La seule chose dont ils ne pouvaient en revanche pas se plaindre, c'était de la qualité du son renvoyé : sans vouloir me vanter, j'étais parfaitement consciente de mon talent, bien que celui-ci n'a semble-t-il jamais été reconnu par les ignorants me servant de parents. Preuve en était que j'avais réussi sans aucun soucis à travailler dans le milieu de la musique, dès lors que j'avais entrepris de sécher mes cours de lycéenne afin de me consacrer entièrement à ma passion. Car chez moi, le moins qu'on puisse dire, c'est que cet art relevait bien plus de la passion que du simple hobby que mes géniteurs avait autrefois soupçonné. Une demi heure de cours de musique n'avaient pas suffi à la mélomane que j'étais, qui recherchait bien plus que quelques leçons techniques. Le naturel et l'authenticité, voilà les deux valeurs qui m'avaient toujours guidé lorsque je m'étais mise à chanter- qui me guidaient encore, alors que je me produisais chaque soir sur scène. Les répétitions forcées, le travail acharné, tout ça, ce n'était que pour les mauvais; rien ne valait la pratique quotidienne de ce qui nous plaisait. Et autant dire que je ne m'étais jamais gênée pour faire entendre ma voix, quelque soit l'avis des personnes qui m'entouraient. C'était plus fort que moi, j'avais baigné dedans depuis toute petite, et ne pouvais tout simplement plus m'en passer. C'était bien la seule chose qui m'avait permis de garder pieds après avoir perdu la vie il y a deux ans; la raison pour laquelle je m'étais toujours battue, et pour laquelle je me battrais encore aujourd'hui s'il le fallait.
Heureusement pour moi, personne n'avait jusque là été m'adresser une quelconque remarque à ce propos, m'incitant à continuer de plus belle, sans me préoccuper des résidents qui pouvaient certainement m'entendre à travers les murs fins des couloirs de l'hôtel, jusqu'à ce que j'atteigne finalement le promontoire sur lequel je me sentais plus que jamais chez moi dans ce bâtiment morbide. Assise en tailleur sur la scène sans prêter garde à ma tenue bien trop légère pour une sortie tardive, j'avais attendu que la jeune blonde me rejoigne, celle-ci se doutant très bien de l'endroit d'où je me rendais en cette fin d'après midi. Pourtant, que cela soit du à une quelconque occupation ou broutille bien plus importante que ma compagnie pourtant préférable à n'importe quelle autre activité, je n'avais pas vu sa tête blonde apparaitre à l'embrasure de la porte. J'avais alors profité de ce moment bref de solitude afin de m'autoriser à élever le volume de ma voix, sans pour autant forcer dessus, ce qui m'aurait sans aucun doute handicapée pour ma prestation à venir. Je m'étais contentée de chanter pour moi-même, enveloppée par le doux écho renvoyé par la salle encore vide, tapant machinalement du pied afin de marquer le tempo de la chanson, dont je connaissais désormais la mélodie par cœur pour l'avoir déjà interprété des milliers de fois au bar dans lequel je travaillais avant d'atterrir ici, pour l'avoir interprété avec celui qui m'avait accompagné dans cet hôtel deux ans plus tôt. Cela pouvait paraitre idiot ou insensé, mais j'avais tout simplement arrêté de me produire sur cette chanson, depuis qu'il n'y avait plus que moi durant la prestation : sans mon groupe, celle-ci semblait presque vide, comme altérée par la solitude que je ressentais chaque fois que je me rendais sur scène chaque soir. J'ignorais pourquoi l'envie de ressortir cette vieille musique du placard m'était venue -sans doute suite à une mélancolie soudaine qui s'était emparée de moi. Le fait est que je me laissais embarquer dans la chanson, m'envolant loin des quatre murs m'entourant, loin de cette vie d'errance à laquelle j'étais condamnée. Cigarette au bout des lèvres, tête contre le bois vieilli de mon support improvisé, je me sentais bien. Bien comme je ne l'avais pas été depuis longtemps.